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Anna Colin Lebedev, politiste : « Les Ukrainiens ont bien des choses à reprocher à Navalny »

Dans les fils de mes réseaux sociaux, ce 16 février, deux mondes. D’un côté, mes contacts russes, abasourdis, endeuillés, écrasés par le chagrin de l’annonce de la mort de l’opposant Alexeï Navalny dans la colonie pénitentiaire où il purgeait une peine infligée par l’appareil répressif russe. Des portraits de Navalny, des photos prises sur les sites de commémoration spontanée où les Russes viennent se recueillir. De l’autre, le fil de mes contacts ukrainiens, écrasés par l’inquiétude et la fatigue, bouillonnants de colère, partageant les nouvelles du front, commémorant les civils et les soldats tués dans les frappes russes, collectant de l’argent pour acheter des drones ou de l’équipement militaire. Aucune trace d’Alexeï Navalny dans ces messages, mis à part, de temps à autre, un commentaire ironique sur sa mort, maniant cet humour noir et cruel qui aide les Ukrainiens à tenir dans la guerre.
Ce décalage profondément troublant n’a rien d’anecdotique. Il permet de prendre la mesure de la complexité des relations entre les Ukrainiens et les Russes opposés à la guerre, qui font pourtant face au même ennemi, le Kremlin. La figure de Navalny est le révélateur d’une incompréhension profonde de l’autre, dont les racines plongent bien plus loin que 2022.
D’Alexeï Navalny les Russes retiennent l’indéniable courage, la ténacité dans l’opposition au régime poutinien, la capacité à insuffler une foi dans un avenir meilleur. Si sa personnalité et ses choix politiques n’ont pas toujours fait l’unanimité dans les cercles opposés à Poutine, depuis son retour en Russie, en 2021, Navalny a acquis une stature symbolique qui a gommé les doutes et les clivages. De sa prison, il était devenu le leader de l’opposition russe.
Les Ukrainiens, pourtant, ont bien des choses à reprocher à Navalny. La première d’entre elles est sa position ambiguë sur l’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie, en 2014. Tout en reconnaissant une violation flagrante des normes internationales, sur la radio Echo de Moscou, l’opposant avait suggéré aux Ukrainiens de ne pas se faire d’illusions : « La Crimée restera une partie de la Russie et ne ferait plus, dans un avenir prévisible, partie de l’Ukraine. » Aux yeux des Ukrainiens, cette posture revenait à reconnaître de fait l’annexion.
Si Navalny a cherché, par la suite, à nuancer sa position, évoquant le projet de décider du sort de la péninsule par un référendum, les Ukrainiens étaient loin de se satisfaire de cette idée, qui entretenait la vision d’une Crimée peuplée par des citoyens russes et gommait la nature violente de l’imposition d’un gouvernement russe sur place. Ce n’est qu’en 2022, déjà derrière les barreaux, que l’opposant russe a radicalement modifié sa position, en condamnant l’agression armée conduite par la Russie, et affirmé son attachement à l’intégrité territoriale de l’Ukraine dans ses frontières de 1991, incluant donc la Crimée et les républiques autoproclamées du Donbass.
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