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Un vent de révolte souffle sur la France. En donnant voix à la petite fille qu’elle a été, Judith Godrèche a brisé le sortilège par lequel chaque femme, qui n’est « rien d’autre qu’une petite fille qui a grandi », écrivait Henry James (1843-1916), doit vivre en composant avec cette créature encombrante, parfois bavarde, souvent muette, ce petit fantôme effrayé contraint, dès la naissance, à s’armer pour survivre. C’est la révolte des petites filles ! Il semble que notre pays culturellement réactionnaire, cette fois-là, ne pourra pas les museler.
C’est quoi le problème de la France ?, me demandait récemment un journaliste du New York Times. Il peinait à comprendre pourquoi la nation autoproclamée des droits de l’homme demeurait la dernière à soutenir (financer, louanger, défendre) des cinéastes bannis des Etats-Unis pour des crimes sexuels, tels Woody Allen ou Roman Polanski. J’ai réfléchi. Peu à peu, des armées de jeunes filles mortes me sont revenues en mémoire, des processions de revenantes ont défilé devant mes yeux, me soulevant le cœur.
Le problème français, ai-je répondu, c’est l’arnaque du romantisme. Je parle du mouvement artistique produit par notre XIXe siècle ultrabourgeois et réactionnaire. Ce siècle qui a sanctifié la propriété et l’autorité du père de famille sur sa femme, justifié le meurtre de l’épouse infidèle en qualifiant de « crime passionnel » ce que des historiennes nomment désormais « féminicide », a simultanément engendré notre modèle du créateur transgresseur et de sa « muse ». Corps virginal et bouche muette – un silence évoquant les planches anatomiques de la Grèce antique, où les deux bouches de la femme, utérus et bouche parlante, sont muselées par un même verrou –, « éternel féminin », « morte amoureuse » : la muse est un cadavre de femme, un cadavre de petite fille.
Vous voulez savoir pourquoi la condition féminine existe, qu’on le veuille ou non ? Parce qu’en chaque femme, jeune ou vieille, une petite fille subsiste. Tel le Petit Chaperon rouge auquel Judith Godrèche a comparé, sur France Inter, le 8 février, l’enfant qu’elle a été – une enfant qui a commencé à gagner sa vie à 8 ans en tournant dans des publicités, avant d’être choisie à 14 ans par un loup fier de son « syndrome de Barbe-Bleue », le cinéaste Benoît Jacquot – chaque femme apprend, dès la naissance, que sa vie sera, aussi, une survie.
« Le chant du loup est le bruit du tourment qu’il vous faudra souffrir ; en lui-même, c’est déjà un meurtre », écrit Angela Carter dans La Compagnie des loups (Points, 1997). L’écrivaine anglaise, disparue prématurément en 1992, avait entrepris de réécrire Barbe-Bleue, La Belle et la Bête, Blanche-Neige… en adoptant le point de vue de l’héroïne, qui, dans la version traditionnelle, est systématiquement mutique, pétrifiée, opprimée, horrifiée, dégoûtée, épousée, massacrée.
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